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Benjamin Becquet

Le faucon, la buse et le milan

En août dernier, j'ai passé deux semaines de vacances au Pays de Galles. Une destination comme un non-choix, juste quelque chose de familier sans être connu. Un pays où continuer à digérer mes souvenirs d'Écosse et d'Irlande sans y être.

J'étais parti la tête pleine de ma dernière lecture, qui m'avait fasciné : The Peregrine, de J. A. Baker, qu'on peut décrire comme un journal d'observation de faucons pèlerins en Angleterre, dans les années 60. C'est aussi bien plus que ça. C'est un livre austère et sauvage comme son sujet, mais habité d'un lyrisme rare. La langue y est fantastique, nerveuse et poétique, une pure merveille pour moi qui ne sait pas faire concis. Sans doute le livre en anglais qui m'a le plus transporté par son style d'écriture[1]. Une mélancolie sourde court aussi tout du long, qui résonne encore plus de nos jours, celle de la lente agonie du monde sauvage.

Je ne ferai pas l'erreur de recommander The Peregrine à tout le monde. Mais s'il vous intrigue, je vous conseille cet article de Robert Macfarlane, un nature-writer[2] passionnant. C'est ce texte qui m'a donné envie de lire ce livre. Et c'est sûrement ce livre qui m'a donné envie de raconter mes rencontres avec des rapaces gallois.

Malgré ce que pourrait laisser penser ce texte, je n'ai pas plus de passion pour les rapaces que pour n'importe quel autre animal sauvage. Apercevoir un héron, un renard ou un lézard vert me procure tout autant de joie. Mais les rapaces sont sans doute ceux qui s'offrent le plus à la contemplation. Tous les oiseaux portent en eux la fascination du vol et tous les prédateurs celle du sang.

Le Faucon

Mes vacances ont commencé par deux jours à Cardiff. Comme d'habitude quand je découvre une ville, j'ai beaucoup marché. J'ai passé une heure ou deux dans le centre, mais ce n'était qu'un sursis avant que mes pas me mènent vers la mer. Quand on vit dans l'intérieur des terres, les grandes villes côtières semblent toujours avoir une géographie étrange. À Cardiff, la zone du port forme comme une ville distincte, éloignée du centre par de longues avenues résidentielles. Elle s'étire autour de la baie, qu'elle enferme complètement d'une digue et d'un barrage.

Arrivé jusque-là, je n'avais rien d'autre à faire que flâner, étirer le temps, avant de déterminer quelle boucle faire pour retourner vers le centre. J'ai remonté la jetée qui longe le barrage et je me suis accoudé à la rambarde, à côté des pêcheurs à la ligne. J'essayais de deviner Bristol au loin, des airs de Portishead en tête. Plus proche, juste en face, le port industriel avec ses citernes. C'est de cette direction que j'ai vu venir un oiseau de la taille d'une mouette, en plus musculeux. Il traversait ce bras de mer à toute vitesse, d'un vol bizarre. Son battement d'ailes semblait précipité, trop peu économique pour un oiseau marin.

C'est juste avant qu'il ne passe au-dessus de moi que j'ai reconnu un faucon pèlerin. L'espace d'un instant, j'ai croisé un regard un peu affolé. On aurait dit celui d'un chat plongé dans une baignoire, qui fait des mouvements désordonnés pour en sortir le plus vite possible. Dès qu'il a commencé à survoler la terre ferme et laissé derrière lui l'air froid qui stagne au-dessus de la mer, il a retrouvé toute sa maîtrise. Ses ailes se sont raidies, reprenant leur forme et leur solidité de faucilles. Je l'ai perdu de vue quand il a atteint la falaise toute proche.

Ça m'a sorti de ma torpeur. J'ai quitté la jetée, traversé le barrage et commencé à longer la plage de rochers qui s'étend au pied de la falaise. Je l'ai vite retrouvé. Il chassait sur les hauteurs, j'ai pu le voir plusieurs fois répéter la même manœuvre. Il fondait dans les buissons de la crête, disparaissant quelques secondes de ma vue, avant de ressurgir, reprendre de l'altitude de quelques coups d'ailes nerveux, et virer d'une courbe serrée pour sa prochaine attaque. À chaque fois, des choucas ou des tourterelles s'envolaient des buissons en tout sens. Il a essayé d'en intercepter deux ou trois, sans succès.

Après l'un de ces échecs, il a poussé un cri, que je n'ai pas pu m'empêcher d'interpréter comme de la frustration. C'est la première fois que j'entendais ce cri en vrai. Un cri qui semble pourtant si familier, avec ses accents cruels pour nos oreilles humaines.

(Source)

Je l'ai observé longuement dans ses voltiges, jusqu'à ce qu'il disparaisse une dernière fois au-dessus de la falaise. Peut-être avait-il enfin attrapé une proie. De mon côté, j'ai laissé cette rencontre continuer à guider mes pas, en suivant le rivage sur plusieurs kilomètres, toujours plus loin du centre de Cardiff.

Pendant mon séjour, j'ai pu voir un autre faucon pélerin de près et entendre le cri d'un troisième à travers les brumes du Snowdon. Mais ce premier a été de loin le plus marquant.

L'ironie c'est que, si le faucon pèlerin est peu commun en France, il est censé être observable en plein Paris. J'habite même au meilleur endroit possible, puisque les tours des Olympiades qui dominent mon quartier avaient été choisies pour l'introduction d'un couple. Il y a encore deux semaines, je vous aurais dit que je ne les avais encore jamais observés. Et puis l'autre matin, juste en sortant de chez moi, ce même cri étouffé par la distance m'a fait lever la tête. Je n'en croyais pas mes yeux, trois (!) faucons planaient ensemble, très haut au-dessus des rues entre les avenues d'Italie et de Choisy, survolant des pigeons inconscients du danger. C'est étrange d'imaginer qu'ils planent peut-être au-dessus de moi depuis des années, mes expériences récentes m'ont juste rendu plus attentif.

La Buse

Il n'y a pas de buse à Paris, mais presque partout en France il suffit de s'éloigner des villes pour avoir l'occasion d'en croiser. La buse variable est un oiseau robuste et opportuniste, avec son côté rustique elle semble résister un peu mieux que les autres au déclin de la vie sauvage. Avec le faucon crécerelle, c'est le rapace "par défaut" des campagnes cultivées et des bords de routes, mais ce côté presque banal n'occulte en rien sa beauté. C'est un oiseau magnifique, rien de moins qu'un petit aigle. La vision de l'une d'elles perchée avec son air bourru sur un poteau de bord d'autoroute me touchera toujours comme si c'était le plus rare des animaux.

C'est aussi le souvenir lointain de vacances dans un coin perdu de Lozère, où il n'y a que des coins perdus. Ce sont les vacances où j'ai appris à faire du "grand" vélo. Et celles où mon père m'avait montré comment reconnaître la silhouette caractéristique des buses en vol. Où que se porte le regard, il y en avait toujours quatre ou cinq qui planaient dans le ciel.

Elles sont très répandues au Pays de Galles aussi. J'en ai vu à maintes reprises, et l'une d'entre elles m'a un peu amusé.

Je venais d'entrer par un échalier dans une prairie à moutons. Mon sentier se poursuivait dans le coin opposé du champ, mais j'ai décidé d'en longer les bords. Des talus plantés de hêtres, avec des vaches on se serait cru dans le Pays de Caux. Je l'ai entendue décoller avant de la voir. D'un battement d'ailes puissant, une grosse buse a quitté une des hautes branches devant moi pour planer jusqu'à un autre arbre sur le côté du champ.

Les buses sont assez farouches et n'aiment pas être dérangées. Celle-ci me l'a bien fait sentir. Elle a poussé des cris réprobateurs dans ma direction. J'ai eu l'impression de la gêner, sans doute guettait-elle des proies depuis longtemps. Mais en continuant à suivre le talus, mon chemin me ramenait forcément vers elle. Lorsqu'elle a compris, elle a encore changé d'arbre… pour se percher juste à côté du sentier vers lequel j'allais. Elle était clairement furieuse. Son cri avait changé, devenant plus aigu. Un cri d'aiglon capricieux, un peu ridicule. Je me suis presque senti honteux en continuant d'approcher. Je crois que je lui ai parlé pour lui expliquer que je voulais juste continuer ma route. Elle s'est envolée à nouveau, pour retourner dans le grand arbre d'où je l'avais délogée la première fois. J'aurais juré qu'elle avait un air renfrogné, planant avec la tête enfoncée dans les épaules, me jetant un coup d'œil mauvais au passage. Moi, en quittant ce champ, toujours poursuivi par ses cris rageurs qui s'estompaient, j'ai surtout eu l'impression bêtement anthropomorphique d'avoir joué avec elle.

Deux heures plus tard, je suis repassé par la même prairie. Plus de signe de la buse. Cette fois-ci j'ai simplement coupé en diagonale à travers les moutons. Au milieu du champ, j'ai failli glisser sur des entrailles encore fraîches répandues dans l'herbe. Un mètre plus loin gisait la tête arrachée d'un lapin. Son œil vitreux et grand ouvert fixait le ciel avec un air contrarié. Je ne sais pas si c'était l'œuvre de "ma" buse et si ça venait d'arriver, mais j'étais content de ne pas être un lapin.

Le Milan

Le rapace emblématique du Pays de Galles, c'est le red kite, le milan royal. Après une extinction quasi-totale pendant le XXe siècle, il y a fait l'objet d'une campagne de sauvegarde et de ré-introduction à grande échelle. Depuis, il est associé au pays comme une espèce de symbole national officieux.

Ce sauvetage semble avoir fonctionné au-delà de toute espérance. Alors que je n'en ai vu qu'une seule fois en France (son cousin proche le milan noir est beaucoup plus commun), là-bas j'en ai croisé très souvent. Il y a eu les deux aperçus depuis le train, avant même d'arriver à Cardiff, qui planaient tranquillement quinze mètres au-dessus des jardins d'une bourgade. Le groupe de quatre qui m'a fait faire une embardée en décollant de derrière un talus au passage de ma voiture. Celui qui est resté en vol stationnaire face au vent pendant tout le crépuscule, au-dessus de la colline qui surplombait le camping.

Plus tard, j'ai enfin pu en voir un de plus près. Je remontais vers le nord par le chemin des écoliers, dans cette région qui s'étend entre les parcs naturels Brecon Beacons et Snowdonia et qui n'a rien à leur envier. La route serpentait entre des monts retirés de tout, peuplés seulement de moutons.

Après quelques kilomètres de vallées encaissées, la vue s'est s'ouverte d'un coup sur une dépression entourée d'un cercle de collines. La route y décrivait une longue courbe paresseuse et une rivière formait une boucle dans l'autre sens. Le lit était large mais très peu profond, à peine un filet d'eau glissant sur des galets. Un vieux poteau solitaire se dressait au creux de la boucle. Avec sa couleur sombre sur le vert humide et sous le gris du ciel, il ressortait comme un pivot au milieu de ce décor. Perché dessus, immanquable, un grand milan surveillait les alentours.

Je me suis arrêté sur le bas-côté, assez loin. J'ai sorti mon appareil photo tout en le guettant du coin de l'œil dans le rétroviseur. Il regardait lui aussi dans ma direction, j'avais la sensation d'être devenu la seule chose qui bougeait pour lui. Je me disais qu'avec suffisamment de patience, je pourrais peut-être l'approcher, au moins un peu. Mais dès que je suis sorti de la voiture, il s'est envolé. Comme pour me montrer que ce n'était pas par crainte, il est venu tranquillement planer au-dessus de moi. Les autres milans royaux croisés m'avaient déjà semblé moins farouches que les autres rapaces, comme s'ils savaient qu'à quelques mètres d'altitude ils étaient dans un autre monde, inaccessibles.

Un milan royal en vol est la plus belle chose qui soit. Les ailes dévoilent leurs motifs et la richesse de leurs teintes. La queue s'échancre, les ailes s'arquent d'une courbe élégante et nerveuse, leurs longues rémiges noires se déploient comme des doigts. La tension de l'air qui les plie paraît palpable à chaque virage. Mais tout effort semble inexistant, comme dilué dans une grâce qui lui est propre.

J'ai tenté quelques photos, forcément mauvaises. J'ai regretté très fort de ne pas avoir de téléobjectif, mais je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à ce groupe de photographes amateurs avec qui j'avais un jour partagé une sortie en bateau, dans l'archipel des Sept-Îles de Perros-Guirec. Ils étaient venus prendre pour sujet les macareux et les fous de Bassan qui nichent là. Pendant le trajet, les discussions du groupe avaient porté sur les équipements respectifs, à grand renfort d'exhibition de gros zooms. Les mieux nantis cachaient assez mal leur mépris des moins bien outillés, avec l'habituelle pointe de condescendance machiste quand il s'agissait d'une des femmes du groupe. Cette caricature de concours de la plus grosse avait pris fin par K.O., quand l'un des photographes avait dévoilé un objectif énorme, en savourant visiblement son moment. Dans sa valise capitonnée, avec son camouflage "jungle" complètement hors de propos, l'engin ressemblait à un bazooka.

Finalement je me suis dit que rien ne me manquait vraiment, à part peut-être une paire de jumelles.

Après un ou deux tours de plus, le milan a glissé en silence derrière une colline et je ne l'ai plus revu.

Avant de repartir, j'ai pataugé au bord de la rivière pour atteindre le poteau. Tout vermoulu, il portait quelques vieux repères de randonnées, et était couronné de griffures de serres et de fientes blanches. Dans les herbes à son pied, j'ai trouvé ce que je cherchais : trois belles plumes. En vérifiant plus tard (sur FeatherBase, découvert juste au bon moment), deux d'entre elles venaient d'une buse. Tous les rapaces du coin doivent se partager ce poteau stratégique.

Ces trois premières plumes ont été le début d'une petite collection que j'ai complétée pendant le reste du séjour. Comme dans une nouvelle quête. Je n'ai pas trouvé l'une des magnifiques plumes rousses des milans. Surtout des plumes de buses, encore, déjà très belles. Et un souvenir parfait de ces vacances.


  1. La fluidité du vocabulaire anglais y est pour beaucoup. On y perdrait sûrement beaucoup en français, mais je serais très intéressé de voir ce qu'un traducteur doué en ferait. ↩︎

  2. Un terme difficile à traduire, tant il est de tradition anglo-saxonne… et tant le désintérêt total de la culture française pour ce genre littéraire semble patent. ↩︎